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ETUDES ET ESSAIS > POUR UNE TYPOLOGIE DES INTERFACES ARTISTIQUES
   



Pour une typologie des interfaces artistiques

Annick Bureaud, juillet 1999



Texte à paraître en 2002, aux Presses de l'Université du Québec, dans un ouvrage collectif sous la direction de Louise Poissant, intitulé : Interfaces et sensorialité.

Élaborer une typologie des interfaces artistiques implique deux postulats : d'une part que les interfaces dans le domaine de l'art ont une singularité, qu'elles relèvent de l'esthétique ou qu'elles conditionnent l'œuvre d'un point de vue artistique et non uniquement technique ; d'autre part que l'on peut dégager des critères objectifs et discriminants pour les classer. Ces deux sous-entendus sont loin d'être neutres et innocents.

Posons donc, dans un premier temps, quelques définitions et délimitons le champ d'investigations.

En physique, une interface est le point de rencontre de deux corps étrangers qui ne se dissolvent pas l'un dans l'autre. L'huile et le vinaigre ont une interface, le sucre et l'eau n'en ont pas.

Les humains et les machines informatiques ne se fondant pas encore l'un dans l'autre, une interface entre les deux est –de manière évidente- nécessaire.


La singularité de l'interface artistique

La première interface entre humains et machines est l'interface physique, l'objet avec lequel nous sommes "en contact" ; la seconde englobe les interfaces logicielles et graphiques. La première est souvent "oubliée" dans la vie quotidienne car elle a été largement standardisée (clavier, souris, écran) et intériorisée par les utilisateurs. Elle ne reprend sa place que dans deux domaines : la recherche sur les interfaces, précisément, et la pratique artistique.

La relation dialectique entre interface physique et interface logicielle et graphique, qui a perdu une partie de son importance dans les pratiques utilitaires, reste essentielle dans l'art.

Dans le domaine utilitaire, la fonctionnalité est prioritaire : il faut que "ça marche", sans ambiguïté, sans défaillance et que cela soit le plus confortable possible pour l'utilisateur d'un point de vue physiologique (éviter les crampes des poignets et les maux de dos), psychologique et intellectuel (organisation logique —intuitive— des menus par exemple). La question centrale devient celle de l'ergonomie. L'interface, dans sa double acception, relève de fait de la pure relation entre deux corps étrangers.

Dans l'art, l'interface est une relation à l'œuvre, dont la machine et le dispositif technique ne sont qu'un des éléments. La fonctionnalité univoque n'y est pas un impératif. L'ambiguïté, l'apprentissage d'un "mode d'emploi" obscur peuvent être au cœur même de l'œuvre : la recherche des points actifs dans un hypermédia sur cd-rom ou sur Internet fait souvent partie de la construction du parcours narratif. L'ergonomie est bien souvent secondaire quand elle n'est pas délibérément rejetée dans un but de déstabilisation de l'utilisateur. Pour écouter les messages diffusés par de petits hauts parleurs et prendre les décisions adéquates, pour, en fait, appréhender et interagir avec l'œuvre, Piero Gilardi dans son installation Nord versus Sud 1, oblige le public à se déchausser et à se coucher sur une plate-forme de 65 cm de haut, mue par un système hydraulique et dont l'inclinaison peut atteindre 13 degrés.

Si, dans les pratiques utilitaires, l'interface est un simple moyen d'accès aux machines et aux informations, elle relève, dans l'art, de l'aspect formel de l'œuvre qu'il convient ici de préciser.

Au sein de l'art technologique ou électronique, la question de l'interface ne se pose que pour les œuvres dites interactives. Longtemps, la notion d'interactivité a été abordée sous l'angle de la participation du public, de son degré de liberté —ou, au contraire, sa soumission au système et à l'artiste—, d'une nouvelle structure de construction de l'œuvre qui rompait avec la linéarité ou l'appréhension globale et totale antérieures. Les œuvres interactives constituaient une catégorie spécifique de l'art électronique. Cette typologie s'effrite. L'interactivité ne peut plus être le discriminant principal quand elle s'applique à des œuvres aussi différentes, du point de vue de la forme, que des productions sur cd-rom ou Internet d'un côté et des installations de l'autre.

L'art donne une forme à une matière. L'œuvre est donc une certaine matière dans une certaine forme. Les pratiques classiques —par exemple peinture et sculpture— présentent une unité, une cohérence en ce domaine.

La matière de l'art électronique est l'information 2, un flux immatériel qui, pour les mêmes données, peut prendre différentes "formes" selon le codage de restitution perceptible par nos sens 3. L'œuvre prend un aspect ternaire : l'œuvre conçue (le programme, le concept, l'idée), l'œuvre perceptible (sa physicalité, son "incarnation") et l'œuvre agie ou perçue (autrement dit la perception par l'utilisateur de l'œuvre conçue par l'intermédiaire de l'œuvre perceptible). L'interface est l'élément essentiel de l'œuvre perceptible, elle est la forme donnée à l'information/matière. Lors du colloque Expanding The Human Interface 4, Lev Manovich demandait si, dans l'art électronique, la relation fonds/forme —c'est-à-dire contenu/interface— n'est pas également unique, rejoignant ainsi l'art traditionnel. Selon lui, la distinction entre un produit de design (que nous appelons "utilitaire") et un produit artistique est que, pour le premier, on peut distinguer entre le contenu (les "data") et l'interface tandis que, pour le second, l'interface devrait être totalement déterminée par le contenu. Nous laisserons la question ouverte.

Soulignons simplement que dans l'art, l'interface peut également devenir le sujet, le contenu même de l'œuvre. Et, si les artistes utilisent les interfaces usuelles, ils en développent également de spécifiques, d'inhabituelles, voire d'incongrues.

Par ailleurs, l'interface —notamment logicielle et graphique— est aussi un langage, préexistant à toute forme qui va s'exprimer par son intermédiaire.

Enfin, l'art inclut une "fonction utilisateur" 5, c'est-à-dire donne une place singulière au public au sein de l'œuvre alors que les pratiques utilitaires le laissent toujours à l'extérieur du programme.


Pour une typologie "organique" : organes sensoriels humains et organes sensoriels machines

La notion d'interface, tout comme celle d'interactivité, implique un "point de contact". Pour les humains, il s'agit de leurs sens incarnés dans des organes ou des parties du corps ; les machines, quant à elles, ont des "périphériques" d'entrée et de sortie, équivalents de nos organes sensoriels. Dans un premier temps nous avons recensé et catégorisé les interfaces en fonction des périphériques informatiques et des organes/sens humains. On distinguera entre les interfaces qui ont un point de contact "réel" avec le public (proches du corps) de celles qui ont un point de contact "virtuel" (loin du corps).

* Les interfaces proches du corps

Montrer du doigt, toucher, saisir : la main semble définir l'humain, elle est le mode de "capture du réel" des très jeunes enfants. Aucune surprise donc à ce qu'elle concentre le plus grand nombre d'interfaces et parmi les plus stabilisées : souris, souris 3D (Televirtual Chit Chat, Jeffrey Shaw, Imagina, 1993), joystick (Fruit Machine, Agnes Hegedüs, 1991), joypad, trackball (dans T-Vision, 1995, Joachim Sauter fusionne globe terrestre et trackball), clavier, gant de données, wand 6, crayon optique (dont l'utilisation la plus remarquable est sans doute celle de Masaki Fujihata dans Beyond Pages, 1995).

Notons que ces interfaces "manuelles" sont toujours en relation avec "quelque chose à voir" et engendrent, pour la plupart, un nouveau rapport toucher/vision, main/œil.

Le second type d'appareillage s'applique sur la tête qui supporte deux de nos organes sensoriels majeurs : les yeux et les oreilles. Les capteurs de position, de type Polhemus, sont généralement fixés sur la tête. Les écouteurs sont la seule interface sonore proche du corps. Parmi les interfaces visuelles citons le casque de réalité virtuelle -et ses dérivés- et les lunettes 3D. Si celles-ci sont bien en contact avec la tête, elles ne le sont pas avec l'œil lui-même. Dans la pratique artistique, la seule interface existante qui établit un "contact" avec l'œil est le SLO (Scanning Laser Ophthalmoscope) développé par le Docteur Robert Webb de l'Université de Harvard et qui projette une image sur la rétine. Il a été utilisé dès 1990 par Elizabeth Goldring dans ses créations et performances de poésie.

Enfin, dans les interfaces en contact avec la tête, citons les capteurs d'ondes cérébrales (Terrain 01, Ulrike Gabriel, 1993).

Le troisième type d'interface s'applique soit sur une autre partie du corps, soit concerne l'ensemble de celui-ci. Mentionnons les capteurs de fonctions internes dont le pouls (Light Blaster, Christian Möller, 1993), le costume de données ou les "combinaisons sensorielles" (Solve & Coagula, Stahl Stenslie, Knut Mork & Karl Anders Oygard, 1996) ou encore la plate-forme hydraulique où le poids et l'équilibre du corps servent de base à l'interaction (Space Balance, Christian Möller, 1992).

Ce dernier exemple constitue une transition, un intermédiaire entre les interfaces qui "s'accrochent" au corps de celles qui l'enveloppent ou le détectent à distance.

* Les interfaces loin du corps

Computer, run the program "Geordi LaForge number 003". L'holodeck de Star Trek, The Next Generation est le rêve d'un système de réalité virtuelle parfait, "naturel", sans câble ni capteur. En attendant son avènement, examinons les interfaces actuelles.

La plus ancienne est certainement le thereminvox, l'instrument de musique créé par Léon Theremin en 1919 et encore utilisé aujourd'hui. Il n'est cependant ni électronique ni numérique.

Les interfaces inventées depuis la seconde guerre mondiale peuvent se ranger en trois groupes. Les premières s'adressent principalement à l'œil et à la vision : imprimante et table traçante, qui peuvent sembler un peu archaïques pour les jeunes générations, mais qui ont permis la réalisation d'œuvres de tout premier plan comme celles de Vera Molnar ; écran ; capteurs oculaires (eye tracker) apparus plus récemment, utilisés de manière très différente par Joachim Sauter et Dirk Lüsebrink dans Zerseher (1992) et Seiko Mikami dans Molecular Informatics (1996). Dans Zerseher, l'image se "détruit" (par pixellisation) aux endroits où "portent nos yeux". Dans Molecular Informatics, le regard sert à établir un contact, à "toucher" l'autre (qui partage le même monde virtuel), en face de nous, alors même que l'on est rendu "aveugle" à nos présences physiques par le casque de visualisation.

Les secondes concernent l'ouie et la parole : hauts parleurs, microphones (La plume d'Edmond Couchot, 1988, Die Veteranen œuvre sur cd-rom du groupe éponyme, 1994).

Les troisièmes, enfin, détectent le corps (capteurs opto-électroniques divers) ou le transforment en "souris" géante, généralement par le biais de caméras (parmi les premiers systèmes citons Videoplace de Myron Krueger, 1974, le Mandala de Vincent John Vincent, 1985 ou encore le Very Nervous System de David Rockeby, 1985).

Dans la pratique, aucune œuvre ne repose sur une seule interface. Cette classification, détachée du contenu et fondée sur la nature technique des interfaces d'une part et les modes de perception sensorielle d'autre part présente un intérêt mais rencontre aussi quelques inconvénients.

Son apport principal est de mettre en lumière la redéfinition (re-configuration pour employer un terme de l'informatique) de la notion d'œuvre d'art. Maintes fois discutée, nous n'en rappellerons ici que les points essentiels : multi-modalité, pluri-sensorialité, introduction du toucher dans les arts plastiques, (ré)intégration du corps du public dans l'expérience artistique et esthétique.

Une telle classification trouve ses limites dans l'évolution —et son corollaire, l'obsolescence— de l'instrumentation qui conduit à un esthétisme de la technologie et, souvent, à mettre l'accent sur un élément qui apparaîtra comme secondaire quelques années plus tard. Au moment où l'interface neuronale est en expérimentation sur des rats dans les laboratoires américains 7, il serait pour le moins imprudent de vouloir fixer les choses sur des bases aussi mouvantes.


Pour une typologie "analytique"

La qualité des œuvres de Vera Molnar n'est pas déterminée par la table traçante. Legible City de Jeffrey Shaw ne peut être appréhendée uniquement par le biais de la bicyclette. Dans la pratique artistique, l'interface ne peut être analysée que dans sa relation et son adéquation au contenu, aux propos de l'œuvre.

Dans ce contexte, nous avons défini quatre catégories d'interfaces : les interfaces "d'accès" aux œuvres ; l'intégration esthétique des interfaces usuelles ; les interfaces conçues pour l'œuvre ; l'interface comme contenu ou sujet de l'œuvre.

Les interfaces "d'accès" à l'œuvre

Pour ces œuvres, il semble qu'aucune réflexion esthétique ou formelle particulière n'ait été menée sur l'interface, qu'elle soit physique, logicielle ou graphique. L'existant est utilisé, comme pour n'importe quel produit informatique utilitaire, pour accéder au contenu. Le "conditionnement" esthétique est alors laissé à d'autres (programmeurs et concepteurs de logiciels ou techniciens). L'interface préexiste à l'œuvre et définit un "moule", un format standard dans lequel vient s'inscrire la création. L'appréhension de celle-ci repose sur une culture partagée 8 entre le public et l'artiste, qui se forge largement à l'extérieur du milieu artistique stricto sensu. Beaucoup d'œuvres sur cd-rom et sur Internet entrent dans cette catégorie. Bien souvent, l'intervention sur l'interface graphique se limite à l'icône du curseur de la souris. Quant à l'interface physique, pour des raisons de diffusion et, précisément, d'accès, elle reste la plus commune possible. Mais, étrangement, c'est aussi le cas de toutes les œuvres créées pour The Cave (sauf celles de Shaw et de Benayoun). Autant créer au sein de la contrainte 9 logicielle, formelle et d'accessibilité peut être une dynamique dans le cas du cd-rom ou d'Internet, pour The Cave qui offre une plus grande liberté, cela nous semble une limite que s'imposent les artistes quand ce n'est pas tout simplement une absence de conscience du rôle de l'interface physique dans la forme de l'œuvre, un déséquilibre admis au profit de la puissance du système de calcul, une soumission au dispositif technique.

Intégration esthétique d'une interface usuelle

Par interface "usuelle", nous comprenons aussi bien les interfaces habituelles et largement répandues des pratiques informatiques que celles qui relèvent d'objets familiers pour les utilisateurs et qui, de ce fait, n'engendrent aucun apprentissage particulier ni aucune déstabilisation.

Ces interfaces sont utilisées pour leur qualité propre au regard du propos tenu. Nous en avons identifié trois groupes : les jeux vidéos, les "instruments de la vie quotidienne" et la mise en scène de la techno culture informatique.

Les jeux vidéos

Une des caractéristiques de l'art technologique et de la techno culture naissante est la perméabilité réciproque entre culture populaire et culture savante. Le jeu vidéo, dans sa structure et ses interfaces, a été repris dans certaines créations artistiques comme Fruit Machine d'Agnes Hegedüs (1991) ou Utopia de Max Almy et Teri Yarbrow (1994).

Fruit Machine est un exercice de style sur le jeu, un clin d'œil au bandit manchot revisité par la 3D des images de synthèse mais aussi une réponse légère pour une "interactivité à plusieurs" à une époque où l'on reprochait beaucoup aux installations interactives de n'accepter qu'un seul participant à la fois. L'interface originelle était un joystick dans une enveloppe de plastique en forme d'orange. Trois personnes, disposant chacune de la "manette magique" devaient collaborer pour aligner sur l'écran les 3 objets numériques en 3D sur lesquels étaient mappés des images de fruits. Une fois la tâche accomplie, ils gagnaient —dans un autre clin d'œil ironique— une pluie de monnaie virtuelle.

Le propos d'Utopia de Max Almy et Teri Yarbrow est la violence urbaine. Un pistolet sert à choisir entre les modèles de société proposés en "tuant" des mots qui apparaissent à l'écran, sur fond d'images de Los Angeles. L'interface renvoie à la violence réelle des armes à feu dans la société américaine mais aussi à la violence simulée des Shoot'em up qui ont fait les beaux jours de l'industrie du jeu vidéo. Ce sont des mots qui servent de cibles, symboliquement le signe de la culture et de la civilisation.

Instruments de la vie quotidienne

Le moyen de transport, individuel ou collectif, a connu les faveurs de plusieurs œuvres parmi lesquelles Le Bus de Jean-Louis Boissier en 1984, Legible City de Jeffrey Shaw, 1989, A Linie (1991) de Christian Möller et tout récemment Haze Express (1999, basé sur le Shinkansen, train à grande vitesse japonais) par Sommerer et Mignonneau.

Pour Jeffrey Shaw, qui a toujours intégré dans ses créations une réflexion artistique sur l'interface, la bicyclette était le seul choix réellement possible pour déambuler dans sa ville lisible. Le casque lui paraissait alors trop "exotique" et ne permettait pas un déplacement "naturel", le tapis roulant avait une connotation de salle de sport et engendrait également une situation artificielle. La bicyclette est un des moyens de locomotion le plus répandu dans le monde et permet un recouvrement de l'action physique et de sa résultante dans l'espace virtuel. Au voyage virtuel, au parcours intellectuel dans l'éventail des possibles de Legible City correspond un effort physique réel tel que nous pourrions l'expérimenter dans la ville actuelle.

Le Bus de Boissier explore un autre registre : celui de la perception de la fixité et de la mobilité de l'image/paysage par rapport au moyen de transport et au public/voyageur. Dans un "vrai" bus, le voyageur est immobile, le bus bouge, mais l'impression est que c'est l'image du paysage, perçue dans l'encadrement de la fenêtre qui en définit son champ, qui se déplace. Le voyageur ne peut pas faire un "arrêt sur image" à sa convenance, prendre une rue entraperçue. Il doit attendre l'arrêt officiel et suivre le chemin convenu. Il est contraint également par les arrêts obligés que sont les demandes des autres voyageurs. Boissier met en œuvre cette perception. Le bus est bien "réel" (emprunté à la RATP 10) mais il est immobile. L'image défile sur la fenêtre devenue écran, montrant un "au dehors" qui ne correspond pas à l'environnement actuel. L'arrêt est possible à tout moment, il permet de suivre un "chemin de traverse", d'approfondir une histoire ou de changer de paysage. Trouble des sens, voyage immobile.

A Linie (1991) de Christian Möller est le projet d'une installation in situ dans le métro de Frankfort. Elle n'a pas été réalisée. Le métro tout entier devenait l'interface : entre deux stations, une animation (bâtie sur le principe du cinématoscope), naïve et drôle, apparaît par la fenêtre. Hallucination. Mais qu'est-on censé voir par la vitre du métro, hors station, dans les tunnels ?

Parmi les autres interfaces de la vie courante intégrées dans des installations artistiques, citons la lampe de poche de Phototropy de Mignonneau & Sommerer, 1994, source de lumière et de vie, mais aussi instrument de mort pour les créatures artificielles.

Mise en scène de la techno culture informatique

Nous avons retenu deux exemples très différents : User Unfriendly Interface, œuvre sur cd-rom de Leon Cmielewski et Josephine Starrs, 1996 et Bar Code Hotel, installation interactive de Perry Hoberman, 1994.

La première est une interface "culturelle". User Unfriendly Interface reprend tous les clichés de l'informatique et de la cyberculture pour en jouer, comme les messages d'erreurs ("out of memory", etc.), tellement irritants ou le "Kit de cybernaute" pour lequel la page est conçue comme celles du célèbre magazine américain Wired, etc. L'œuvre, son contenu, son interface et son mode de diffusion sont ainsi auto-référencés.

Bar Code Hotel, à l'opposé, sort l'informatique de l'ordinateur et met dans les mains du spectateur le crayon optique de nos supermarchés. Les cubes, sur le comptoir, apparaissent comme des objets anonymes et interchangeables. Leur identité et leur fonctionnalité n'est pas dans leur apparence physique ou dans une étiquette lisible par les humains mais dans les codes barres qui les recouvrent, déchiffrables uniquement par l'intermédiaire de la technologie : d'aspect, un simple crayon. Leur existence, la nôtre, est dans le monde virtuel qui vibre sur l'écran.

Interfaces conçues pour l'œuvre

Elles sont, par définition, toujours spécifiques. Il est parfaitement impossible —et inutile— d'en établir une liste exhaustive. Nous en présenterons quelques exemples qui nous semblent pertinents.

Certaines peuvent être singulières comme les appareils photos utilisés par Maurice Benayoun pour World Skin (dont le sous-titre est Safari photos au pays de la guerre) ou le mannequin de dessin de Jeffrey Shaw dans (Re)configuring the Cave, toutes deux créées en 1997 pour The Cave.

D'autres sont plus banales comme le microphone de La Plume (1988) d'Edmond Couchot. Nous l'avons intégré dans cette catégorie et non dans la précédente pour deux raisons. D'une part, à l'époque, le microphone n'était pas une interface usuelle. D'autre part, dans cette œuvre, l'interface est transparente. Elle ne se voit pas matériellement mais surtout, il y a cohérence de l'action et du résultat : on souffle sur une plume, elle s'envole. Le geste esthétique tient dans ce déplacement ténu et énorme à la fois : on souffle sur l'image d'une plume. L'objet et son image se superposent. Lequel a disparu ? Lequel a perdu de sa densité, de son épaisseur, de sa véracité ?

Osmose de Char Davis (1995), unanimement et légitimement acclamée, constitue un vrai cas d'école. Les interfaces y sont encombrantes (le casque est particulièrement lourd) et emprisonnent l'utilisateur dans une toile d'araignée de câbles et de connexions. Simultanément, elles le libèrent de la pesanteur terrestre. Plus exactement elle, au singulier, la veste, l'emporte dans un autre monde, dans cette réalité virtuelle parallèle si souvent commentée. Le génie d'Osmose réside dans l'interface qui mesure, discrètement, les variations d'envergure de la cage thoracique de l'utilisateur. Sans son interface qui, bien que totalement artificielle, est perçue comme "naturelle", Osmose perdrait une grande partie de son sens, de sa puissance. Osmose est la démonstration par excellence que l'interface fait partie de l'œuvre, en définit et en conditionne sa forme.

Les interfaces matérielles sont aisément repérables. En revanche, les interfaces logicielles et graphiques peuvent passer d'autant plus inaperçues qu'elles sont "réussies" et en parfaite adéquation avec le contenu de l'œuvre. La tendance alors est bien souvent de les "oublier". C'est le cas avec Rehearsal of Memory de Graham Harwood (1995) qui a non seulement développé un programme informatique spécifique mais a conçu une présentation visuelle qui renforce la sensation d'enfermement, de tête-à-tête avec les personnages dans un double jeu de surveillance/miroir, d'éclatement et de fragmentation de la personnalité.

Difficile, a contrario, de ne pas remarquer le graphisme d'IDEA-ON>! de Troy Innocent (1994/96) ! Un des aspects essentiels de cette œuvre est en effet l'élaboration d'un langage et d'une grammaire visuels issus de —et ancrés dans— la techno culture aussi bien populaire que savante.

Things Spoken d'Agnes Hegedüs (1998) est, visuellement, beaucoup plus discret. Sa force repose sur le choix de la base de données comme support à la structure narrative au lieu de l'hypertexte classique. Par définition, la consultation d'une base de données est non linéaire, fragmentée. L'adéquation entre le propos et son appréhension est parfaite : non-linéarité de la structure du contenu et de la lecture, fragmentation des informations et de la mémoire (humaine et de l'ordinateur), association d'idées —quelquefois d'apparence incongrue— entre des objets différents dont le point commun réside dans les souvenirs de celle qui les a sélectionnés et dans ce qu'ils évoquent pour celui ou celle qui les "écoutent". La base de données ne "raconte" rien. La narration (le sens) se construit, ou plus exactement se reconstruit, dans la mémoire du lecteur, hypothèse émise par la littérature expérimentale contemporaine, magistralement démontrée et maîtrisée ici, dans une cohérence totale entre le fonds et la forme de l'œuvre.

Interface comme contenu ou sujet de l'œuvre

Les artistes sont face à trois attitudes possibles par rapport aux interfaces : les ignorer —volontairement ou non— ; les intégrer comme constituantes artistiques et esthétiques essentielles de l'œuvre et les rendre ainsi, d'une certaine manière, transparentes ; les mettre en exergue, les prendre comme sujet, comme contenu même de la création.

Cette troisième position rejoint certaines pratiques antérieures de l'art technologique que nous avons intitulées "le medium est le message". Les premiers travaux de Paik et de Vostell qui manipulaient, mettaient en scène le moniteur de télévision, hors de son fonctionnement normal, en font partie. Mais le courant le plus important dans ce registre a sans doute été celui de l'esthétique de la communication, principalement à travers les travaux de Fred Forest.

Ces œuvres avaient notamment pour but de faire prendre conscience de la présence de la technologie, nouvelle matière que l'on peut modeler, travailler mais qui nous "forme" en retour. Elles s'inscrivaient dans un discours sur les systèmes de pouvoir et prenaient une position marquée aussi bien dans l'ordre du politique que du social ou de l'artistique. On la retrouve aujourd'hui chez les artistes du net art comme Jodi, Vuk Cosic ou Alexei Shulgin qui prennent le formatage informatique (à différents niveaux selon les artistes, du code ASCII au design des navigateurs) comme matière même de leurs créations. L'œuvre est entièrement réflexive, le contenant est le contenu, la forme est le fond, le signifiant est le signifié —et réciproquement, tautologie parfaite et brillante.

Les installations mettent, semble t-il, plus l'accent sur le rapport à l'histoire de l'art, au regard que l'on porte sur les œuvres, à nos attitudes envers l'objet d'art, sacré mais ... marchand.

Zeseher de Joachim Sauter et Dirk Lüsebrink (1992) est la destruction du tableau par le regard, destruction symbolique et mentale pour les œuvres classiques 11, simulation –visualisation- de la destruction ici, par la pixellisation générée en fonction du mouvement des yeux.

Un objet posé sur un socle devient de facto une œuvre d'art. Une œuvre d'art est un objet qui a acquis, par sa nature même d'œuvre d'art, une valeur non seulement marchande mais également sacrée. L'objet de Golden Calf de Jeffey Shaw (1994) est un ordinateur portable, nouveau récipiendaire de valeur monétaire et symbolique dans nos sociétés, élevé ici au rang artistique. Le veau d'or en 3D s'affiche sur son écran, au sein même de la simulation de la pièce dans laquelle on se trouve et évolue en fonction de la position dans laquelle on met le portable. L'interface est l'ordinateur lui-même, qui donne à voir notre propre attitude face à la technologie, à l'art et à l'image.


Le corps "disloqué" et le corps "retrouvé"

Un des apports essentiels des technologies contemporaines aura été, dans une première phase, de nous faire prendre conscience de notre corps, de nous amener à réfléchir sur nos modes de perception, de nous interroger sur la nature de l'espace dans lequel nous sommes, en bref de nous redéfinir en tant qu'humain. Les interfaces, comprises comme organes sensoriels, ont d'abord engendré une dé-construction de nos modes perceptifs habituels, une sorte de fragmentation/disloquation du corps. Ceux qui ont appris à se servir d'un ordinateur à l'âge adulte savent la désorientation que l'on éprouve au début pour utiliser la souris. La relation main-œil/action-résultat de l'action n'est plus en cohérence avec notre expérience acquise.

Un certain nombre d'œuvres ont joué sur ce corps, puzzle sensoriel à recombiner : voir avec ses doigts dans Handsight d'Agnes Hegedüs (1992), toucher avec ses yeux dans Zerseher de Joachim Sauter et Dirk Lüsebrink et dans Molecular Informatics de Seiko Mikami, écouter avec ses os pour Laurie Anderson dans The Handphone Table (1978).

D'autres œuvres explorent maintenant la concordance entre l'objet physique et l'objet virtuel, réunifiant notre corps mais troublant quand même notre esprit. L'interface de Survival de Piero Gilardi (1995) se présente sous la forme de grands cônes en polyester que l'on peut déplacer dans la pièce. À chaque cône correspond son "double" virtuel qui permet la transformation et l'évolution du monde simulé, projeté sur un grand écran. System Maintenance de Perry Hoberman (1998) duplique le même environnement dans l'espace physique et dans l'espace numérique, mais les lois des deux mondes ne sont pas strictement identiques. Avec Impalpability, publié dans le numéro 5 d'Artintact (1999), Masaki Fujihata pousse à sa limite le rapport toucher/vision et le questionnement sur le nouveau statut de l'image. Dans l'environnement informatique, le lien entre vision et toucher est médiatisé par une interface, généralement la souris de notre ordinateur. Celle-ci n'a ni la même texture, ni la même forme que "l'objet" manipulé. Elle renvoie une sensation identique quelque soit ce dernier. Elle nous permet, sans effort, de saisir des objets sans poids et sans chaleur, en contradiction quelquefois avec la vision que nous en avons —et donc avec ce que nous en savons.

Dans le monde virtuel, le toucher n'existe que dans une réminiscence de notre cerveau et non dans sa réalité de pression sur la peau, qui au-delà de la surface, atteint l'intériorité de notre corps. Le monde virtuel est impalpable.

Par ailleurs, cette interface médiatisante est désormais acquise, la rupture des sens ne nous perturbe plus. Nous ne réagissons plus à la consistance de la souris.

Fujihata nous demande de l'utiliser d'une autre manière : en la soulevant et en faisant tourner sa boule sous nos doigts au lieu de la faire rouler sur la table. Par ce simple geste, il réintroduit l'interface et nous fait prendre conscience de sa présence. La boule de la souris est ronde, comme l'image à l'écran, elle est douce, comme nous savons l'être la peau qui recouvre la boule virtuelle. Trouble des sens. Sensualité du toucher de la boule de la souris, sensualité de la peau et de la caresse. Mais que touchons-nous vraiment ? L'impalpabilité du fonctionnement de notre cerveau qui puise dans notre expérience de sensations pour mettre en adéquation des informations contradictoires.


Le retournement de l'espace : l'humain réconcilié ?

Aimerais-tu vivre dans la Maison du Miroir, Kitty ? Je me demande si l'on t'y donnerait du lait ? Peut-être le lait du Miroir n'est-il pas bon à boire ? 12

La chose est bien certaine, même si la minette blanche n'y aura été pour rien, nous sommes passés de l'autre côté du miroir d'Alice. Nous en sommes sûrs dans les œuvres immersives, nous l'expérimentons dans les œuvres de téléprésence qui, plus qu'une fenêtre, ouvrent un vortex dans l'interespace, entre l'espace physique et le cyberespace. Mais nous butons encore sur le moniteur tour à tour écran et miroir liquide comme dans Liquid Views de Monika Fleischmann (1994), interprétation contemporaine du mythe de Narcisse. L'écran est une surface qui permet la projection. Il est aussi obstacle. Is There Anybody Out There 13? demande Igor Stromajer, explorant les solitudes derrière les moniteurs que le courrier électronique parvient cependant à briser.

Nous apprenons à en finir avec la dualité cartésienne, à habiter un espace à plusieurs dimensions, à l'étendre à notre propre corps par des interfaces qui ramènent à la surface notre intériorité, retournement de l'espace. Nous commençons enfin à réellement percevoir en 3 dimensions, dans une architecture et non plus dans les limites bi-dimensionnelles du cadre, qu'il soit celui de la page du livre ou de l'écran du cinéma. Le moniteur, objet hybride, crée un espace transitionnel, véranda moderne, appartenant à la fois au dedans et au dehors, devenus interchangeables 14.


Conclusion

Des petits robots sont répartis dans une aire fermée. Ils bougent, communiquent entre eux par un code sonore. Le public arrive, s'agite, tape dans ses mains, saute sur place. Les robots s'immobilisent, silencieux. Le public s'arrête, dépité car rien ne se passe.

Alors, dans le calme et le silence retrouvé, les robots recommencent leur ballet. Listening de Félix Hess (1991) n'a d'autre interface que notre capacité à nous taire et à ne pas nous faire remarquer.


© Annick Bureaud & Leonardo/Olats, mai 2002

 

Notes
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1 - Créée pour la deuxième édition de la manifestation Artifices qui s'est déroulée à Paris/Saint-Denis en 1992.
2 - Au sens de la théorie mathématique de l'information.
3 - C'est la notion de "variabilité" telle que définie par Lev Manovich.
4 - Colloque qui s'est tenu au Japon au printemps 1999, organisé par Itsuo Sakane dans le cadre de son exposition Interaction'99.
5 - Nous reprenons ici la notion de "fonction lecteur" telle que définie par Philippe Bootz.
6 - Système pour The Cave.
7 - Une équipe de chercheurs du MCP Hahnemann School of Medecine (Philadelphie) et de la Duke University (Caroline du Nord) a réussi à brancher directement sur le cerveau de rats un bras à commande électrique. Le contrôle du bras est subordonné non plus à la pression sur un levier mais directement à un message cérébral. Il suffit de "penser" que l'on veut appuyer sur le levier pour que l'action ait lieu. cf. Le Monde Interactif du 30 juin 1999.
8 - Que les anglophones qualifient de "computer literacy", terme quasiment intraduisible en français.
9 - Au sens oulipien du terme.
10 - Régie Autonome des Transports Parisiens
11 - Et, pourrions-nous dire, double destruction : la première est qu'une œuvre "vue" une première fois ne pourra plus jamais être "revue" avec un regard vierge; la seconde est plutôt l'absence de regard qu'induit les quelques secondes de moyennes passées devant chaque tableau dans les expositions et les musées.
12 - De l'autre côté du miroir, Lewis Carroll, Editions bilingue Aubier Flammarion, Paris, 1971.
13 - http://www2.arnes.si/~ljintima1/help/
14 - Voir les travaux actuels de Marcos Novak sur l'eversion.

   



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