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PIONNIERS ET PRECURSEURS > JOHN ET JAMES WHITNEY
   



John et James WHITNEY

John Whitney
Né en 1917 à Altadena, Californie, Etats-Unis -Los Angeles, Californie 1995

James Whitney
Né en 1921 à Pasadenas, Californie, Etats-Unis -Los Angeles, Californie 1982

par Philippe Langlois


Au milieu des années trente, l'Europe est mue par une activité culturelle et artistique très intense. Attiré par la vie débordante des grandes capitales européennes telles Vienne, Berlin ou Paris, bon nombre d'artistes étrangers y résident pour compléter leur formation. C'est probablement cette agitation intellectuelle qui attire en Europe les jeunes frères John et James Whitney originaires de Californie. A l'âge de 22 ans, John Whitney se trouve donc à Paris, et étudie la musique sérielle aux côtés de René Leibowitz (l'un des élèves d'Arnold Schœnberg) avant de se tourner vers la réalisation de films. Pendant ce temps, son frère James se trouve en Grande-Bretagne et étudie les arts plastiques.

En septembre 1939, la seconde guerre mondiale éclate, les frères Whitney sont contraint de rentrer à Los Angeles. Un mois plus tard, lors d'une projection des films de Fischinger -lui même réfugié à Los Angeles-, John Whitney est déçu par son emploi d'une musique symphonique préexistante dans ses Studies qui, selon lui, neutralise la virtuosité technique du cinéaste et annule toute notion de modernité. C'est d'ailleurs l'ensemble des expériences passées de films musicaux que John Whitney rejette, ceux d'Oskar Fischinger, Hans Richter, Viking Eggeling, et Walter Ruttmann dont les titres des films s'approprient une sémantique propre à l'univers musical tels que Symphonie diagonale (Eggeling), Symphonie d'une grande ville (Ruttmann), Symphonie du monde (Cholpo), Opus (Richter), Studies (Fischinger) etc. Tout ces films avaient révélé aux frères Whitney leur échec à être aussi dynamique que la musique. En effet, le fait de représenter la réalité par le statisme de l'univers ne pouvait selon eux accéder au statut de musique :

"Ces films étaient les enregistrements d'événements à la surface d'un corps gigantesque (la terre) dont la masse et la gravitation se répandent dans tout avec l'immuable loi du mouvement. Ce n'est pas le cas avec le mouvement de la musique. Ses mouvements vont des proportions cosmiques à un minuscule battement dans le média, d'une telle fluidité qu'il semble ne pas être soumis à l'inertie ou à la gravité. J'étais convaincu que l'œil devrait voir ce que l'oreille percevait dans ce cosmos auditif."1

Influencé par le modèle théorique d'Arnold Schoenberg (que son frère a étudié), les premiers films de James Whitney explorent le développement formel de figures géométriques élémentaires élaborées sur un modèle sériel (transposition, inversion, rétrogradation...). Dans le film Variation (1940) qui comme son nom l'indique est un développement à partir d'un thème visuel, James Whitney cherche à établir un rapport formel plus élaboré en matière de synesthésie audiovisuelle. Ce travail sera porté à son plus degré d'élaboration en 1942 avec Variation on a Circle.

Dans les années qui suivirent, John et James Whitney co-réalisent une série de cinq petits films, Five Abstract Film Exercices, (1942-1945) qui radicalisent la notion de synesthésie grâce à un appareil inventé par John Whitney qui combine une tireuse optique avec un jeu de pendule calibré2. La grande innovation de cet appareil réside dans sa capacité à créer simultanément des images et des sons.

Les Five Abstract Film Exercices sont à plusieurs titres révolutionnaires, et prophétiques de ce que l'art vidéo sera capable d'engendrer quarante ans plus tard. Leurs premières projections au festival de Bruxelles3 frappèrent les spectateurs par la bouleversante musique "électronique", "supraterrestre" et les lumineuses images "néons" qui semblaient être "tombées dans notre sphère temporelle en venant du futur de la science fiction"4. Obtenues au moyen de prismes, d'expositions multiples, de filtres de gélatine colorés et saturés, les images appartiennent à l'abstraction visuelle et ressemblent à des taches colorées se transformant dans un jeu de couleurs très vives. L'esthétique avant-gardiste qui se dégage des Five Film Exercices que les frères Whitney réalisent entre 1942 et 1948 ne provient pas seulement de la tonalité très novatrice du traitement visuel, mais également de la manière dont la bande-son fut créée. Le développement et le déploiement des formes géométriques suivent des principes musicaux : par exemple, le cinquième film de la série se développe en canon.5

Afin de produire un son qui corresponde à leur nouveau vocabulaire visuel, John Whitney invente un système de pendule assez complexe qui permet de graver une musique directement sur la piste optique, dans une relation audiovisuelle et une synchronisation très élaborée.

"La bande sonore est entièrement synthétique et réalisée mécaniquement par l'assemblage simultané de douze pendules de tailles différentes reliés au moyen d'un fin fil d'acier à la piste optique. La trace optique résulte du déplacement des pendules devant un faisceau lumineux produisant une trace variable sur la piste optique. Les pendules peuvent être commandés ensemble ou séparément. La fréquence de chacun d'entre eux peut être ajustée ou accordée pour être utilisée dans n'importe quelle échelle existante en ajustant le glissement des poids. Le choix de la longueur des pendules et le contrôle de la vitesse "de défilement" permet de produire et d'enregistrer la totalité des fréquences audio. Il n'est pas de sons actuels qui permettent de générer des ondes sonores à la manière des pendules, et ce jusqu'à produire des fréquences infra soniques. Seulement lorsque le film est projeté à une vitesse régulière, le son est produit. De cette façon, l'image et le son sont en même temps, infiniment variables et contrôlables, et la technique évoluant permet d'unifier l'approche et les potentialités de ce médium (...)".6

Grâce à ce procédé permettant de générer des sons qui n'appartiennent à aucune réalité si ce n'est celle de l'abstraction sonore pure, John et James Whitney réussissent là où leurs prédécesseurs ont échoué, en combinant dans une relation subtile des formes visuelles abstraites et des sons irréels, et créant ainsi une complémentarité audiovisuelle encore inégalée.

"Une approche plus fructueuse, moins mécaniste, est possible aujourd'hui parce que de réelles possibilités créatrices émergent quand la structure de l'image dicte ou "inspire" la structure sonore et vice-versa, ou quand leur conception est simultanée. Ceci évidemment, est mieux réalisé quand les deux parties ont des origines créatrices communes.

Ce potentiel créateur unifié est aujourd'hui disponible, même pour des artistes, puisque l'écriture de la piste sonore ou les dispositifs des synthétiseurs, maniables par une personne, apparaissent à l'horizon en même temps que des techniques d'animations simplifiées".7

Ce qui est intéressant dans les travaux des frères Whitney est qu'ils créent leur propre méthode pour générer la synthèse optique. En se servant du principe consistant à graver le son sur la pellicule à la manière de Fischinger et des précurseurs russes, ils tentent de rendre ce système plus contrôlable, plus fin, plus précis que "l'écriture sonore à la main". Ce procédé pendulaire plus mécaniste permet notamment une appréciation de la fréquence émise avec une précision qui est de l'ordre de la micro-tonalité, et comporte également la possibilité, par des procédés d'exposition plus ou moins importante de la piste optique aux rayons lumineux, de générer une spatialisation qui crée des effets de réverbération du son. Ce système qui se fonde également sur une précision rythmique de l'ordre du photogramme (1/24ème de seconde) ouvre la voie à une utilisation complexe du rythme, ainsi qu'à une parfaite synchronisation de l'image et du son. Dans l'ouvrage qu'ils rédigent ensemble, Audiovisual Music, c'est l'ensemble de ces possibilités que l'on trouve rassemblé :

"En composant le son, nous cherchons à exploiter une qualité spatiale et caractéristique de l'instrument qui renforce cet effet de mouvement dans l'espace dans laquelle nous cherchons à achever l'image. Depuis que l'image et le son peuvent être réglés en fraction de photogramme, cela ouvre un champ de nouvelles possibilités de rythme audiovisuel. La qualité du son n'évoque pas la confusion d'image observée avec d'autres musiques. De cette manière, le son est facilement intégré à l'image. L'échelle des instruments est ajustable à tous les intervalles, nous pouvons choisir d'inclure des quarts de tons et même moins si l'on souhaite" 8 (...)

Si les Five Abstract Film Exercices ne constituent pas seulement la voie que les frères Whitney allaient suivre dans leurs œuvres à venir, ils s'inscrivent dans l'idée que ce nouvel art technologique peut devenir un art de masse : "Ceci annonce des arts du futur, qui fondés sur la technique, deviendront très populaires."9 Cette pensée prend aujourd'hui davantage de poids au regard de la production vidéo alliée à la musique "techno" que notre civilisation d'aujourd'hui, soit cinquante ans plus tard, consomme abondamment et qui est devenu un enjeu commercial très important. La musique des frères Whitney peut effectivement être mise en parallèle avec la musique "techno" : il ne manque que la répétition très marquée des temps et des contretemps pour pouvoir rapprocher ces deux musiques.

Pendant la seconde guerre mondiale, James Whitney avait effectué son service militaire en tant que dessinateur. A la fin de la guerre il s'aperçut que certains de ses plans avaient servi pour la fabrication de la bombe atomique. Choqué, il décide alors de s'éloigner quelque temps du cinéma et de se consacrer à l'étude des pratiques mystiques taoïste, la philosophie " zen " et l'hindouisme. Revenant au cinéma dans les années cinquante, la base de son nouveau vocabulaire visuel reposera désormais sur une figure primaire, le point, comme dans Yantra (1957), une chorégraphie frénétique de points colorés en mouvement sur le thème de la création universelle, de l'expansion / rétractation de l'univers, le mouvement galactique transposé dans un univers abstrait.

Lapis, (1963-66) signifiant " Pierre philosophale " est plus calme et moins emportée que Yantra. Lapis est constitué de roues colorées, de mandala qui se meuvent et se développent dans une lente évolution sur une musique de Ravi Shankar. Ce film invite davantage à la méditation transcendantale, à l'introspection, à la question de l'individu en opposition avec la multitude. Dans sa dernières série de films, James Whitney se tournera vers les quatre éléments, quatre films qu'il n'aura malheureusement pas le temps d'achever et qui demeurent parmi l'une des plus bouleversantes expériences d'abstraction cinématographique.

En 1965, John Whitney composera de son côté trois pièces musicales sur support optique à l'aide du système pendulaire des Five Abstract Film Exercices : The Pedestrian, The Veldt, To The Chicago Abyss. Parallèlement, il poursuit ses recherches sur la complémentarité de l'image et du son dans une approche autant théorique que technologique. Grâce à son système, le oil-wipe instrument, il tente de moduler des images abstraites sur une musique en temps réels, comme dans Celery Stalks at Midnight (1952), Catalog (1961) ou Experiment in Motion Graphic (1967).

En 1967, poursuivant cette même quête d'un art technologique, John Whitney associera ses objectifs artistiques à la puissance de l'ordinateur. En travaillant avec le Docteur ès informatique Jack Citron, il cherche de nouvelles formes graphiques. Le programme informatique qui génère ces formes, consiste à faire varier de façon inépuisable les fonctions sinusoïdales conséquentes de ces algorithmes. Dans Hommage to Rameau (1967), son premier film entièrement réalisé sur ordinateur, John Whitney cherche à établir des rapports plus poussé encore entre la théorie musicale et les formes graphiques qui, selon le mouvement et la trajectoire de certaines figures géométriques sont capables de générer des sensations de " consonance visuelle ". L'adjonction de surfaces colorées et de sonorités obtenues de la même manière que les images permet d'intégrer le son au mouvement en une série d'essais dont Permutations (1967) fut l'une des manifestations les plus concluantes.10 La plupart de ses expériences menées sur la complémentarité audiovisuelle est relatée dans les nombreux articles de John Whitney et se trouve également largement développée dans son ouvrage manifeste Digital Harmony11

Si la production cinématographique de John et James Whitney n'est pas très abondante, elle tend vers une certaine perfection, et n'en révèle pas moins depuis les Five Abstract Film Exercices -œuvre de pionniers- une volonté d'approfondir le rapport qui unit la complexité du langage audiovisuel et la technologie. Dans sa quête de vouloir engendrer simultanément et en temps réel des images et des sons, John Whitney réalise son œuvre avec près de cinquante ans d'avance sur les préoccupations artistiques de son époque. En effet les questions que soulèvent l'utilisation du temps réel et de la synthèse graphique et sonore ne seront véritablement abordées que dans des années quatre-vingt dix.

Depuis les Five Film Exercices (1942-1944), la volonté des frères Whitney que ce nouvel art technologique puisse devenir un art de masse s'est pleinement réalisée cinquante ans plus tard, notamment à travers toute l'esthétique audiovisuelle de la mouvance " techno ". Une manière de repousser un peu plus la paternité souvent usurpée d'un mouvement qui trouve en partie ses origines dans les images musicales des frères Whitney.



1 Whitney, John, Digital Harmony, Byte Books, Peterborough, traduction Alain Alcide Sudre, in MusiqueFilm, Yann Beauvais, 1980, p. 92.
2 Morritz William, L'art du mouvement, Collection cinématographique du musée national d'art moderne, Paris, Centre Georges Pompidou, 1996.
3 Five Abstract Films Exercices furent présentés lors du festival du film expérimental de Bruxelles en 1949 où ils obtinrent le "prix spécial" grâce à l'impact de la bande sonore.
4 Un des spécialistes des frères Whitney, William Morritz, relate dans une introduction au texte de John Whitney les témoignages du sculpteur Harry Bertoia et Jacques Ledoux sur la manière dont les films furent perçus à l'époque. Morritz William, in Musique Film, op. cit., p.26.
5 Beauvais Yann, in Musique Film, op. cit., p. 26.
6 Becker Leon, Synthetic Sound and Abstract Image, Hollywood Quatterly, volume 1 / n° 1, October 1945, University of California Press, p. 95.
7 Whitney John, Musique Film, op. cit., p. 29.
8 Whitney John and James, Audio-visual Music, Art in Cinema, San Francisco Museum of Art, 1947, p. 33.
9Whitney John et James, in Musique Film, op. cit., p. 24.
10 Mitry Jean, Le cinéma expérimental histoire et perspectives, Cinéma 2000, Seghers, Paris, 1974, pp. 195-196.
11 Whitney John, Digital Harmony on the complementary of Music and visual art, Byte Books, Peterborough A Mc Graw-Hill, 1980.



© Philippe Langlois et Leonardo/Olats, mars 2001


 

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