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PIONNIERS ET PRECURSEURS > LASZLO MOHOLY-NAGY > ASPECTS DE L’ESTHÉTIQUE COMMUNICATIONNELLE
   



Extraits de : "ASPECTS DE L’ESTHÉTIQUE COMMUNICATIONNELLE"

par Eduardo Kac


Traduction française de Marie-Hélène Dumas pour le livre Connexions : art, réseaux, media, A. Bureaud & N. Magnan (dir.), Paris, Ensb-a, 2002.

Texte original publié dans Siggraph Visual Proceedings, John Grimes & Gray Lorig (ed.) New York: ACM, 1992 pp. 47-57.

Republié en anglais et en allemand dans Zero -- The Art of Being Everywhere, Robert Adrian X et Gerfried Stocker, Editors (Graz, Autriche : Steirische Kulturinitiative, 1993), pp. 24-32, 40-48, 62-69, 75-92.

Egalement republié en anglais et en hongrois dans le magazine d'art Árnyékkötôk, N. 15, Vol. 6, Budapest, Hongrie ; et en portugais dans le livre Comunicação na Era Pósmoderna, Monica Rector et Eduardo Neiva (dir.), Editora Vozes, Rio de Janeiro, 1998, pp. 175-199.

Cet article présente l'histoire et la théorie des œuvres télécommunicationnelles pré-Internet, des avant-gardes du radio art aux Tableaux téléphoniques de Moholy-Nagy jusqu'aux œuvres collaboratives internationales récentes.

http://www.ekac.org/Telecom.Paper.Siggrap.html

 

LES TABLEAUX TELEPHONIQUES

Le téléphone, l’automobile, l’avion, et, bien sûr, la radio furent, pour les artistes des avant-gardes des premières décennies du xxe siècle, symboles de la vie moderne. Grâce à ces nouveaux instruments, il devenait possible d’accroître les perceptions et les capacités des êtres humains. Les dadaïstes refusèrent, cependant, de participer à l’enthousiasme général soulevé par le rationalisme scientifique et ils critiquèrent même les capacités destructrices de la technologie. En 1920, dans " L’almanach dada ", publié à Berlin par Richard Huelsenbeck, ils se demandaient avec impertinence pourquoi un peintre ne commanderait pas désormais ses tableaux par téléphone à un ébéniste qui les réaliserait ensuite. Cela apparut alors comme une farce, ou de la pure provocation. Et bien que l’artiste hongrois László Moholy-Nagy (1895-1946) ait habité Berlin à cette époque, il n’est pas certain qu’il ait eu vent de la plaisanterie. Ce qui est certain, c’est que ce futur membre du Bauhaus accordait, dans la création artistique, autant de valeur aux motivations intellectuelles qu’émotionnelles et qu’il décida de se prouver à lui-même le bien-fondé de cette position. Des années plus tard, il écrivait :

" En 1922, j’ai commandé par téléphone cinq peintures sur porcelaine émaillée à un fabricant d’enseignes. J’avais le nuancier de l’usine devant les yeux ainsi que mon dessin, réalisé sur papier millimétré. À l’autre bout du fil, le directeur de la fabrique tenait devant lui une feuille de ce même papier, divisée en carrés. Il y transcrivait les formes que je lui indiquais dans la position adéquate. (C’était comme jouer aux échecs par correspondance). L’un de ces tableaux me fut livré en trois dimensions différentes, ce qui me permit de voir les subtiles variations provoquées dans les relations de couleur par l’agrandissement et la réduction. " 1

Avec ces trois tableaux téléphoniques, l’artiste développait ses idées constructivistes. Il lui fallut tout d’abord déterminer de façon précise la position des formes dans le plan de l’image, grâce aux minuscules carrés du papier millimétré, véritable grille qui structurait les éléments picturaux. Ce procédé de pixellisation avant la lettre anticipait d’une certaine manière les méthodes de l’art informatique, qui repose sur le tramage.

Afin de pouvoir expliquer son dessin au téléphone, Moholy dut convertir l’entité physique d’une œuvre d’art en une description objective et établir ainsi une relation d’équivalence sémiotique. Ce procédé anticipe également les préoccupations mises en avant par l’art conceptuel des années 60. Puis, Moholy indiqua à son interlocuteur les données picturales, et fit ainsi de la transmission un élément significatif de l’expérience. En agissant ainsi, il démontrait que l’artiste moderne peut être subjectivement éloigné, personnellement absent de l’œuvre. L’idée que l’objet d’art n’a pas besoin d’être le résultat direct de la main ou de l’habileté de l’artiste se trouvait ainsi renforcée. La décision prise par Moholy de s’adresser à un fabricant d’enseignes, dont les capacités de précision scientifique et de finition industrielle ne faisaient aucun doute, et non, par exemple, à un peintre amateur, traduit parfaitement ce qu’il voulait prouver. De plus, la multiplication de l’objet, réalisé en trois exemplaires, détruisait la notion d’œuvre " originale ", et ouvrait la voie aux nouvelles formes artistiques qui émergeaient en cet âge de la reproduction mécanique. Contrairement aux variations peintes par Monet, ces trois tableaux téléphoniques ne constituent pas une série. Ce sont des copies sans original. Autre point intéressant : l’échelle, qui est habituellement un des aspects fondamentaux de toute œuvre d’art, devient ici relative et secondaire. Puisqu’elle peut être matérialisée dans des dimensions différentes, l’œuvre devient changeante. Inutile de dire que l’échelle relative est une des caractéristiques de l’art informatique où l’œuvre existe dans l’espace virtuel de l’écran et peut être matérialisée sur une petite feuille de papier comme sur une gigantesque affiche murale.

Malgré toutes les idées intéressantes qu’elle annonce, l’histoire des tableaux téléphoniques est souvent remise en cause. Selon la première femme de Moholy, Lucia, avec qui il vivait alors, il alla, en réalité, les commander en personne. Elle raconte que lorsque les peintures émaillées lui furent livrées, il était si content qu’il s’écria " J’aurais pu passer la commande par téléphone ! " 2 La troisième personne qui évoque cet événement, et, pour autant que je sache, il n’y en a que trois, est Sybil Moholy-Nagy, la seconde femme de l’artiste :

" Il avait besoin de se prouver à lui-même le caractère supra individualiste du concept constructiviste, l’existence de valeurs visuelles objectives, indépendantes de l’inspiration de l’artiste et de sa peinture spécifique. Il dicta son tableau au contremaître d’une fabrique d’enseignes en utilisant un nuancier et quelque chose comme du papier millimétré blanc sur lequel il indiqua la place et la couleur exactes de chaque élément formel. Son dessin fut exécuté en trois tailles différentes, afin de démontrer, à travers les modifications de densité et de relations spatiales, l’importance de la structure et la variabilité de son impact émotionnel. " 3

Tout cela ne nous dit pas si Moholy passa vraiment ou non sa commande par téléphone. Et les commentateurs ne s’intéressent généralement pas à ce problème. Mais bien qu’apparemment sans importance, puisque les trois œuvres furent effectivement réalisées par un employé de la fabrique d’enseignes selon les indications de l’artiste et que Moholy les intitula lui-même " Telephone Pictures " (tableaux téléphoniques), on ne peut ni définitivement écarter cette question, ni y répondre.

Lucia semble se souvenir clairement de l’événement, mais le récit de l’artiste, en l’absence de preuves contraires, devrait l’emporter sur celui de sa première femme. D’autant que Moholy était enthousiasmé par les nouvelles technologies en général et par les télécommunications en particulier. Dans le livre Peinture, photographie et film 4, qu’il publia en 1925, il reproduit deux " photographies télégraphiées " et une séquence de deux images qu’il décrit comme des exemples de " cinéma télégraphié ", toutes réalisée par le Professeur A. Korn. Et il conclut ce chapitre en lançant un appel prémonitoire à de nouvelles formes d’art prêtes à émerger de l’âge des télécommunications :

" Les hommes continuent de s’entretuer, ils n’ont pas encore compris comment ni pourquoi ils vivent ; les hommes politiques ne se rendent pas compte que la terre est une, mais on invente le Telehor, le téléviseur. On pourra demain voir dans le cœur de son voisin, participer à tout en étant pourtant tout seul… Grâce au développement de la transmission par bélinogramme qui nous permet d’obtenir instantanément des reproductions et des illustrations précises, les œuvres philosophiques elles-mêmes travailleront vraisemblablement avec les mêmes moyens – encore qu’à un niveau supérieur – que les magazines américains actuels " 5.



1 - László Moholy-Nagy, The New Vision and Abstract of an Artist (New York: Wittenborn, 1947), p. 79.

2 - Kisztina Passuth, Moholy-Nagy (New York: Thames and Hudson, 1985) p. 33. En français : Passuth, K., Moholy-Nagy, Paris, Flammarion, 1984

3 - Sybil Moholy-Nagy, Moholy-Nagy; Experiment in Totality (Massachusetts: MIT Press, 1969), p XV.

4 - Moholy-Nagy Painting, Photography, Film, pp. 38-39. En français : Peinture photographie film, et autres écrits sur la photographie, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1993

5 - Moholy-Nagy Painting, Photography, Film, pp. 38-39. En français : Peinture photographie film, et autres écrits sur la photographie, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1993

   



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